New York, États-Unis
Don Fantoni s’immobilisa soudain, les yeux fixes, la bouche grande ouverte. Poignardé par la douleur.
Pris d’une angoisse subite, il regarda autour de lui, cherchant de l’aide. Mais il avait insisté pour qu’on le laissât seul, et il s’était débarrassé des deux gardes du corps qui ne le quittaient jamais. Pour une fois. Une fois de trop.
Il était seul.
Lui qui avait vécu entouré durant des années, lui qui n’avait jamais été seul pendant plus d’une heure depuis qu’il était devenu Don Fantoni, lui qui avait oublié ce qu’était la solitude, il était bien seul, cette fois.
Et juste au moment où il allait mourir.
Car il savait qu’il était en train de mourir. Il le savait avec une certitude absolue, effrayante, insoutenable, qui le laissait vide d’espoir.
Il était 4 h 35 du matin, et Don Fantoni était donc seul, mourant au milieu des buissons, des pelouses et des parterres de fleurs du Channel Garden, cette étroite tranchée de verdure, oasis dans un désert de ciment et de verre, qui file entre les hautes falaises de béton du Rockefeller Center, à deux pas de la 5e Avenue.
Don Fantoni tomba d’abord à genoux, se retenant d’une main au bord mouillé de rosée d’un panier métallique à demi plein de détritus. Une image inattendue lui traversa alors l’esprit : lui, petit garçon agenouillé à la sainte table pour recevoir la communion des mains du vieux curé de Caltagirone, en Sicile, il y avait soixante-cinq ans de cela. Durant quelques secondes, bien qu’il eût maintenant lui-même l’âge qu’avait alors le vieux curé, il redevint ce petit garçon agenouillé. À cette époque, Don Fantoni n’était encore que le petit Vincente Fantom, et il n’avait pas encore tué ou fait tuer plus de trois cents personnes. Pour devenir Don Fantoni, il lui avait d’abord fallu traverser l’Atlantique, vivre dans le quartier italien des environs de Chelsea, à Manhattan, avant de se tailler une place sous le ciel de New York.
La main de Don Fantoni glissa, abandonna le bord du panier. Ses ongles manucurés griffèrent le treillis métallique avec un bruit léger, presque musical, et un oiseau gris, effarouché, s’envola brusquement pour aller se poser sur le dossier d’un banc public, quelques mètres plus loin.
Le frémissement feutré des ailes de l’oiseau fut le dernier son qu’entendit le vieil homme avant de s’écrouler, face en avant, et de mourir.
Au-dessus du corps foudroyé, fixée au treillis du panier à ordures, une petite pancarte, avec seulement deux lignes de texte, disait :
JUST A DROP IN THE BASKET
HELPS KEEP NEW YORK CLEAN[1]
Dans la même journée, un journaliste qui ne craignait pas la Mafia écrivit avec une cruelle ironie que Vincente Fantom n’aurait pu choisir meilleur endroit, pour finir ses jours, que sous ces quelques mots. Et sous une poubelle.
Rorschach, canton de Saint-Gall, Suisse
Jacob Landoldt dut faire un effort terrible pour se débarrasser du grand récipient qu’il portait sur le dos, mais il parvint à le déposer sur le sol, à ses pieds, sans renverser une seule goutte des quatre-vingt-dix litres de lait qu’il contenait.
Lorsqu’il se redressa, sa vue était brouillée par l’effort qu’il venait de fournir, et il ne voyait plus de son fils qu’une image floue, avec la tache jaune des renoncules que le gosse venait de cueillir et dont il avait formé un bouquet.
— Qu’est-ce qu’il y a, papa ?
Jacob ne répondit pas tout de suite. Il avait perçu de la frayeur dans la voix du petit. Il s’assit dans l’herbe, au bord du sentier, car il sentait que, s’il demeurait debout une seconde de plus, il s’écroulerait, et il ne voulait pas que ça lui arrive devant Willi.
— Ce n’est rien, dit-il ensuite. Rien du tout…
Il y voyait mieux, maintenant. Willi avait laissé tomber son bouquet de renoncules, et Jacob distinguait de nouveau son petit visage, juste à hauteur de ses yeux. Il s’efforça de sourire.
— Va chercher maman, murmura-t-il.
— Maman ? répéta le gosse.
— Oui…
— Maintenant ?… Tout de suite ?…
— Oui, dit encore Jacob. Fais vite. Dis-lui d’appeler le docteur.
— Tu es malade ?
Jacob sentit que son sourire devenait une grimace.
— Un peu, dit-il. Va, maintenant…
Il ferma les yeux pour dissimuler sa propre frayeur à ceux de son fils, et il entendit presque aussitôt les bottes de Willi marteler la terre desséchée du sentier, tandis que le gamin filait en courant de toute la vitesse de ses petites jambes.
Cinq minutes pour descendre jusqu’à la ferme, quinze pour remonter jusqu’ici. Dans vingt minutes tout au plus, Anna serait là, à côté de lui. Puis le docteur…
Qu’est-ce qu’il pouvait bien avoir ? C’était quelque chose qui lui comprimait férocement la poitrine, qui l’empêchait de respirer, d’emplir d’air ses poumons. Il n’avait jamais été malade, et c’était bien la première fois de sa vie qu’il était obligé de s’arrêter, de déposer le lait entre la ferme et la Hutte où il fabriquait son fromage – depuis plus de trente ans. « Le meilleur fromage de la vallée », disait fièrement Anna.
Jacob Landoldt ouvrit les yeux pour la dernière fois, et son regard tomba sur le jaune d’or des renoncules que Willi avait abandonnées. Il mourut en basculant sur le dos, les yeux grands ouverts, et le bleu du ciel se refléta dans ses prunelles jusqu’à l’instant où sa femme se pencha sur lui en hurlant.
Sian, république populaire chinoise
Song repoussa en arrière sa casquette de toile bleue et se passa une main tremblante sur le front. Depuis ce matin, l’étau de la migraine se resserrait autour de sa tête, lui compressant les tempes, et l’incessant vrombissement des fuseaux tournant à toute allure n’arrangeait rien.
Tout à coup, Song se sentit incapable de demeurer à son poste une seconde de plus. C’était plus fort qu’elle. Elle devait sortir, respirer de l’air frais. Il lui fallait fuir à l’instant même le bourdonnement aigu et furieux des machines. Maintenant. Tout de suite.
Sous les regards étonnés de ses compagnes de travail, Song quitta la place qu’elle occupait, s’éloigna en trébuchant entre les rangées de fuseaux tournoyants. Elle avait l’impression bizarre et désagréable que le sol s’enfonçait sous elle à chacun de ses pas.
Sans la regarder, Song passa sous la banderole qui proclamait :
RESPECTEZ VOS NORMES, CAMARADES !
En huit ans de travail dans la filature, elle n’avait jamais abandonné sa besogne avant le signal de la sirène. Mais aujourd’hui…
Le rectangle clair de la porte de sortie dansait devant son regard, là-bas, tout au bout du hangar. Est-ce qu’elle allait pouvoir arriver jusque-là ?
Elle dépassa les fuseaux, laissant derrière elle leur musique obsédante et bruyante, et elle atteignit le « journal », des bandes de papier suspendues à un câble comme le linge après la lessive et sur lesquelles on pouvait lire les nouvelles de l’usine, les réalisations des équipes de travailleurs, le rappel des consignes et des exigences du Parti. Pourtant, tout ça paraissait déjà loin…
Une main d’acier broya la poitrine de Song, et la jeune fille se sentit soudain incapable de faire un pas de plus. Il ne lui vint pas à l’esprit qu’elle était en train de mourir. Elle n’avait que vingt-quatre ans. Dans un an, elle devait épouser Wu Tai-Li. Le Parti, en effet, recommandait chaudement aux jeunes gens de ne pas se marier trop tôt, et l’âge idéal avait été fixé à vingt-cinq ans.
Song ne se marierait jamais. Elle mourut en quelques minutes, à plat ventre sur le sol de terre battue de l’usine. Sa dernière pensée fut pour Wu, et cette seule pensée posa un vague sourire sur ses lèvres crispées par la mort.
São Paulo, favela[2] de Canindé, Brésil.
Antonio Cho vida d’un seul coup son verre de pinga[3], puis il tendit une main tremblante vers la bouteille.
— Tu bois trop, grogna Arnaldo.
— J’ai besoin de boire, renvoya Antonio. J’ai besoin de boire parce que je suis malade.
— Malade ? ricana Arnaldo. Tu n’es pas malade, Antonio. Tu es saoul, voilà tout.
Antonio hocha la tête.
— Je suis saoul, c’est vrai, reconnut-il tranquillement en remplissant son verre, mais je suis malade aussi, et…
— Bon sang ! s’emporta Miguel. Vous n’avez pas bientôt fini, tous les deux ?
— C’est vrai, renchérit doucement le Prof, Miguel a raison : c’est pas une manière de jouer au poker. On joue, ou on cause. C’est l’un ou l’autre…
On l’appelait le Prof car il en savait toujours plus que les autres à propos de n’importe quoi. Peut-être avait-il vraiment été professeur avant de faire partie de la lie de São Paulo. Antonio le regarda fixement, un étrange sourire aux lèvres.
— Tu sais quoi, Prof ? dit-il ensuite.
Le Prof se contenta de lui balancer un coup d’œil interrogatif. Antonio agita les quatre cartes qu’il tenait à la main, mais sans dévoiler son jeu, bien entendu, et il reprit :
— Tu vas rire quand tu verras ce que j’ai là…
Miguel jura sourdement.
— C’est à toi d’ouvrir, dit-il. Tu joues ou tu passes ?
Antonio vida posément son verre de pinga, puis il regarda autour de lui. La misérable baraque, avec sa fenêtre sans vitres, le matelas crevé jeté par terre, les sièges qui n’étaient rien d’autre que de vieilles caisses branlantes, la table avec son pied cassé qu’il fallait rafistoler régulièrement. Le regard d’Antonio s’était figé, et son sourire ressemblait maintenant à un masque plaqué sur son visage.
— Alors ? insistait Miguel. Tu joues, ou quoi ?
— Je passe, dit Antonio.
Juste avant de s’abattre sur la table, face en avant, faisant rouler verres et bouteilles, éparpillant les piles de cruzeiros.
— Hé ! s’exclama Miguel.
— Je ne l’ai jamais vu aussi saoul, commenta Arnaldo sur un ton de reproche.
Le Prof ne dit rien. Il se leva, fit le tour de la table, se pencha sur Antonio qui ne bougeait plus, et lui souleva doucement la tête en la tenant par les cheveux. Antonio avait les yeux grands ouverts, le regard fixe. Le Prof, avec la même douceur, laissa retomber la tête d’Antonio.
— Il n’est pas saoul, murmura-t-il. Il est mort.
— Quoi ? fit Miguel.
— Tu en es sûr ? dit Arnaldo.
— Certain, répondit le Prof.
On mourait tous les jours dans la favela, et pas nécessairement dans son lit, quand on en avait un. Pourtant, Miguel se signa, et les deux autres l’imitèrent. Ensuite, Arnaldo entreprit de rassembler les cruzeiros. Le Prof, lui, desserra les doigts d’Antonio pour prendre les quatre cartes, qu’il retourna et étala sur la table.
— Une paire d’as et une de huit, souffla-t-il.
Il n’avait pas l’air de croire ce qu’il voyait, et le ton de sa voix avait été tel que les deux autres le regardèrent avec curiosité.
— Et alors ? grogna Arnaldo qui avait fini de ramasser l’argent. C’est ça qui devait te faire rire ?
Le Prof hocha la tête. Son regard n’avait pas quitté les cartes. Il eut un petit mouvement du menton dans leur direction.
— Deux as et deux huit, murmura-t-il ensuite, The dead man’s hand, « la main du mort ». On raconte que Wild Bill Hickock tenait un jeu pareil au moment où il fut assassiné…
— Ah !…, fit Miguel avec une sorte d’indifférence lasse, Arnaldo laissa passer un court silence avant de demander au Prof :
— Ce Bill Machin Chose, c’est un ami à Antonio et toi ?… Euh !… Je veux dire « c’était », puisqu’il est mort… Comme Antonio d’ailleurs.
Entre Québec et Montréal, Canada
Claire Laviolette, tenant d’une main le volant de l’Hudson, tâtonna sur le siège à côté d’elle. Ses doigts extirpèrent du paquet de Gold Smoke une cigarette qu’elle piqua entre ses lèvres et alluma sans quitter la route des yeux.
C’était sa dernière cigarette, bien que le paquet fût encore à demi plein, mais elle n’en savait rien.
À l’instant où elle aspirait la première bouffée, Claire sourit.
Il y avait un énorme panneau publicitaire sur le bord de l’autoroute, encore loin, mais très reconnaissable cependant. Depuis une dizaine de jours, en effet, on ne voyait plus que cette affiche-là. Partout.
Machinalement, et tandis que la voiture se rapprochait rapidement du grand panneau publicitaire, Claire Laviolette se demanda si le texte de l’affiche serait, cette fois, en français ou en anglais. Elle eût aimé qu’il fût en français.
Le texte était en anglais.
SMOKE
GOLD SMOKE
THAT’S NOT SMOKING
SO SMOKE GOLD SMOKE
Le sourire quitta les lèvres de Claire, et la jeune femme chassa de son esprit la petite déception qu’elle venait d’éprouver.
Dans moins de vingt minutes – du moins elle le pensait –, elle atteindrait Montréal.
Jock Kane vit briller le panneau, très loin, bien avant de pouvoir en déchiffrer le texte. Un grand rectangle d’or, étincelant, et quatre lignes. Rien de plus. Mais pour lui, Jock, c’était l’une des meilleures affiches de ces dix dernières années. Et en fait d’affiche, il s’y connaissait un peu : ça faisait plus de vingt ans qu’il était dans la publicité.
Il cligna des yeux. Là-bas, les rayons du soleil frappaient le panneau de plein fouet et, pendant quelques instants, l’affiche fut transformée en miroir éblouissant.
Prudent, Jock lâcha la pédale de l’accélérateur, et la DS ralentit sensiblement. Il venait à peine de quitter Montréal, et il avait encore une longue route à faire avant d’atteindre Québec. Pourtant, il n’éprouvait pas la moindre envie d’aller s’incruster dans le décor.
L’autoroute tournait légèrement, et la réverbération du soleil sur le panneau publicitaire cessa d’aveugler Jock Kane. Il put lire le texte :
FUMER
GOLD SMOKE
CE N’EST PAS FUMER
FUMEZ DONC GOLD SMOKE
Kane admirait l’affiche en professionnel. Qu’elle fût rédigée en français, dans le cas présent, le laissait parfaitement indifférent, de même que les cigarettes Gold Smoke, car Jock s’il avait de la sympathie pour le trône d’Angleterre et pour les States, en éprouvait également à l’égard de cette chère bonne vieille France ; politiquement, c’était un modéré ; et, enfin, il ne fumait pas.
C’est pourtant une cigarette qui devait le tuer.
Claire Laviolette roulait donc vers Montréal, Jock Kane vers Québec. Ils ne se connaissaient pas, ne s’étaient jamais vus, ne se verraient jamais. Mais ils allaient cependant se rencontrer.
Claire venait d’allumer sa Gold Smoke lorsqu’elle eut subitement l’impression qu’on lui enfonçait dans le crâne un clou chauffé à blanc.
Une douleur soudaine, aiguë, brutale. Et insoutenable.
La jeune femme lâcha le volant en même temps que sa cigarette, ferma les yeux et porta machinalement les mains à la tête.
À cet instant précis, les roues avant de l’Hudson atteignirent un léger creux qui barrait la route transversalement. Pas même un cassis. Tout juste l’amorce d’une dénivellation, de quelques millimètres de profondeur à peine, dans le revêtement de la route.
Mais il n’en fallut pas davantage pour chasser la voiture hors de sa trajectoire.
À cent soixante kilomètres/heure, – malgré la stricte limitation de vitesse –, l’Hudson fila vers l’accotement droit de l’autoroute, percuta les tôles bombées de la barrière de sécurité et rebondit vers la gauche. Comme un obus, le lourd véhicule traversa en diagonale les quatre bandes de circulation pour aller frapper le mur de séparation coupant l’autoroute en deux dans le sens de la longueur. Le béton armé éclata sous le choc. L’Hudson capota, fit un tonneau complet, passa par-dessus le mur et atterrit sur la quadruple voie menant de Montréal à Québec.
Jock Kane vit surgir la grosse voiture à cent mètres devant lui. Elle lui apparut soudain comme une bête monstrueuse qui, jaillissant tout droit d’un cauchemar, venait de bondir sur l’autoroute. De toutes ses forces, Kane écrasa la pédale des freins, bloquant net les quatre roues.
Les pneus de la DS mordirent l’asphalte, incrustant leur dessin dans le goudron. En glissant irrésistiblement, la voiture fit un tête-à-queue, et ce fut l’arrière qui encaissa toute la violence du choc à la seconde où la DS heurtait l’Hudson. Le réservoir de la Citroën se déchira comme une vulgaire boîte de carton, et soixante-dix litres d’essence se répandirent d’un seul coup sur la route.
La Gold Smoke avait été éjectée par la fenêtre ouverte de l’Hudson au moment où celle-ci se retournait. La cigarette allumée roula sur l’asphalte, atteignit la nappe d’essence qui s’enflamma, et les deux voitures explosèrent comme des bombes.
Claire Laviolette et Jock Kane ne s’étaient jamais connus. Mais ils étaient en train de griller ensemble. Ce qui tendrait à prouver que le hasard fait souvent mal les choses.
Mais, dans le cas présent, pouvait-on parler seulement de hasard ?
Bruxelles, Belgique
Le colonel Devos se fraya lentement un passage parmi la foule dense qui encombrait l’un des salons de l’hôtel Amigo, où avait lieu le cocktail célébrant la parution de Im psychologie du combattant, de l’Antiquité aux Temps modernes.
Le colonel serrait fermement sur son cœur un exemplaire de cet ouvrage magistral que l’auteur, le lieutenant-général B.E.M. en retraite Auguste de Gheelander, venait de lui dédicacer.
« Très, très amicalement à Norbert Devos, mon cher et vieux compagnon d’armes », disait cette dédicace. Devos et de Gheelander avaient tous deux fait face à l’invasion allemande, le 10 mai 1940, depuis le fort d’Eben-Emael, au nord de Liège. Le 11 mai, le fort tombait aux mains des Allemands. Les deux soldats, et d’autres avec eux, s’étaient battus un jour durant. C’était long pour une bataille ; court pour une guerre.
Norbert était ravi. Ravi de la dédicace, ravi du nouvel uniforme de fantaisie qu’il inaugurait ce soir-là – le tailleur militaire (un vrai magicien !) avait réussi le tour de force de lui élargir la poitrine et de lui effacer la bedaine –, ravi d’avoir été photographié par la presse quelques instants plus tôt en compagnie d’Auguste, ravi du beau monde qui se bousculait aimablement autour de lui, ravi de…
Le colonel fronça les sourcils. Beau monde ? À voir… Le regard perçant de Norbert Devos venait de s’immobiliser sur un jeune type barbu, chevelu, en pull noir à col roulé, et qui portait d’énormes lunettes cerclées de métal brillant. Norbert pinça les lèvres et serra les mâchoires. Il pointa sur l’individu un menton aussi agressif qu’une M.A.G. La présence de ce genre de particulier parmi une assemblée aussi choisie était encore plus déplacée qu’un flocon de poussière dans le canon d’un F.A.L… Heureusement qu’il avait l’œil à tout, Norbert, et qu’il était capable de reconnaître d’un seul coup de cet œil le moindre élément suspect.
« Diantre », s’exclama-t-il intérieurement l’instant d’après, et tout en sursautant violemment. Il y avait dans l’assistance un autre barbu d’une vingtaine d’années, avec une chaîne autour du cou, celui-là. Un verre à la main, il venait de rejoindre le premier. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien trafiquer par-là, ces fichus hippies ?
À cette question, le colonel Norbert Devos avait une réponse toute prête : rien de bon. Ces types-là, ce n’était que fauteurs de troubles, contestataires, agitateurs, antimilitaristes, extrême gauche, extrême droite, gauchistes, fascistes, extrême centre et compagnie. Et face à ces trublions, il n’y avait qu’une solution : le balai ! Au large, les indésirables ! Norbert n’allait pas leur laisser l’occasion de flanquer la pagaille dans le cocktail à Auguste. Ah ! Mais non !…
Quelque chose lui pinça subitement l’estomac. Ce n’était pas la première fois, depuis la veille au soir, mais, cette fois-ci, c’était peut-être un peu plus violent que précédemment. Est-ce qu’il était en train de couver un ulcère ? Ulcère ou non, il s’occuperait de ça plus tard. Pour le moment, il lui fallait passer à l’action. « La meilleure défense, c’est l’attaque ! » Affichant un sourire viril quoique légèrement crispé, jouant résolument des coudes, le colonel exécuta une bonne dizaine de brasses qui lui permirent de fendre le flot mouvant des invités et de se propulser à hauteur des énergumènes.
Par exemple !… Parlez d’un putsch !… Une vraie conspiration !
Ils n’étaient pas deux, mais trois. Il y en avait aussi, en effet, un tout petit, si petit que Norbert n’avait pu le voir jusqu’alors. Barbu également, il transpirait à grosses gouttes sous une sorte de gilet de lapin retourné qui perdait allègrement ses poils.
Le colonel avait atteint le trio. Il ouvrit la bouche pour interpeller les garçons, mais pas un son ne franchit ses lèvres largement écartées. Les yeux soudain exorbités, il demeura quelques instants figé sur place, comme subitement paralysé. Puis, lâchant son précieux exemplaire de La psychologie du combattant, il porta les mains à son estomac, et ses doigts crispés froissèrent le tissu de son nouvel uniforme. Il avait maintenant la mine d’un homme qui vient d’encaisser un méchant coup de poing en plein plexus solaire.
Les trois garçons, qui l’avaient vu s’approcher, menaçant comme le ciel de plomb qui annonce la douche nationale, le regardèrent avec un étonnement poli mêlé de curiosité.
Celui qui portait des lunettes cerclées de métal brillant était le neveu du lieutenant-général Auguste de Gheelander, et il venait d’être appelé sous les drapeaux pour accomplir son service militaire, ce qu’il comptait d’ailleurs faire en digne enfant de la patrie. Il n’était pas gauchiste, ni fasciste, ni…
Mais le colonel Norbert Devos ne devait jamais connaître ces détails.
On l’emporta, après qu’il se fut écroulé – perturbant ainsi malgré lui le cocktail à Auguste et jetant un froid parmi les invités. Il trépassa au cours de la nuit dans une chambre anonyme de l’hôpital Saint-Pierre. Avec toute la discrétion d’un pauvre petit « plouc » qui meurt, une balle dans les tripes, quelque part sur un no man’s land. Sans bien savoir pourquoi.
Palais de l’Élysée, Paris, France
Le président de la République se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et enfouit dans ses mains le dôme étroit et haut de son front d’ascète.
C’était là une attitude que ses proches connaissaient fort bien : le président réfléchissait.
Dans quelques secondes, il se redresserait, regarderait ses principaux collaborateurs, tour à tour et il leur ferait alors part de sa décision.
Gustave Argean, ministre des Finances, puisa une cigarette dans son paquet de Gold Smoke, une nouvelle marque qui faisait fureur depuis peu et pulvérisait tous les records de vente. Il alluma le cylindre de tabac à la flamme de son Dupont en or massif – on disait que, justement, ce n’était pas du tabac, mais un mélange savant et secret d’herbes inoffensives –, et il en souffla avec délectation la fumée vers le plafond de la salle du Conseil.
« Fumer Gold Smoke, ce n’est pas fumer. Fumez donc Gold Smoke », se dit machinalement le ministre. Le slogan était inséparable de la nouvelle cigarette. Combien de gens qui, d’habitude, ne fumaient pas, le faisaient-ils maintenant, depuis que la Gold Smoke avait été lancée sur le marché ? Combien d’autres qui, comme lui-même, s’étaient péniblement arrêtés de fumer un beau jour par crainte du cancer, avaient-ils renoué avec cette habitude depuis l’apparition de la Gold Smoke ? Il était encore trop tôt pour pouvoir avancer à ce propos des chiffres précis, mais si les ventes se poursuivaient à la cadence actuelle, la Régie allait être capable de renflouer à elle seule le trésor avant la fin de l’année. Et…
— Argean !… Argean, mon vieux…
Le ministre des Finances sursauta. C’était Poteau qui, en chuchotant son nom, venait de l’arracher à ses pensées. Argean interrogea l’autre du regard, par-dessus la table qui les séparait. Poteau, Jean-Marie Poteau, secrétaire d’État à la Condition masculine, eut un bref mouvement du menton pour désigner le président. Intrigué, le ministre des Finances pivota sur son siège, et son regard s’immobilisa sur le premier des Français.
Le président n’avait pas bougé d’un pouce, semblait-il, depuis qu’il s’était laissé aller contre le dossier de son fauteuil et qu’il s’était pris le front entre les mains.
Une immobilité de statue.
Gustave Argean s’aperçut alors, avec surprise, qu’il avait eu le temps de griller entièrement sa Gold Smoke.
Il en écrasa le mégot au fond du grand cendrier de cristal posé devant lui, au-delà du sous-main, à côté du verre et de la carafe d’eau. Puis, il balaya des yeux le périmètre de l’imposante table. Les membres du Conseil commençaient à s’agiter, à se lancer des remarques à voix basse, et Argean surprit des bribes de phrases :
— …surmenage…
— …évident qu’il en fait trop…
— …remettre cette réunion du Conseil…
— …vraiment pas le moment de dormir…
De l’extrémité d’un ongle passé au polissoir, parfaitement manucuré, Gustave Argean tapota la tablette de chêne de la table : toc ! toc ! toc ! En même temps, il avait froncé les sourcils, et ce fut sur le ton grondeur d’un instituteur morigénant ses élèves pour éteindre avec autorité un début de chahut, qu’il lança doucement :
— Messieurs !… Voyons, messieurs…
Instantanément, il obtint le silence.
Un silence de mort…
Se tournant ensuite vers le chef de l’État, Argean reprit, à mi-voix :
— Monsieur le président…
Le visage bien connu des électeurs demeura caché par les longues mains aux doigts fins et nerveux.
Interrogatif cette fois, le ministre des Finances répéta, haussant légèrement le ton :
— Monsieur le président ?
— Hum, hum, hum ! fit Poteau avec insistance.
Le président ne bougea pas.
Alors, tandis qu’une sourde angoisse lui tordait soudain les tripes, Gustave Argean repoussa son fauteuil, se leva et s’approcha de l’homme qui gouvernait la France.
Tendant une main hésitante et qui tremblait déjà comme si elle savait, elle, le ministre la posa doucement sur l’épaule du président.
Ce simple geste déclencha l’événement.
Pétrifié, Gustave Argean vit les bras du premier des Français retomber de chaque côté des accoudoirs. Simultanément, le torse du président bascula en avant, et son front heurta durement la tablette de chêne poli avec un bruit qui allait longuement résonner dans les têtes de toutes les personnes présentes.
Le cadavre du président de la République française s’écroula sur le parquet, aux pieds de Gustave Argean.
*
Don Fantoni, Jacob Landoldt, Song, Antonio Cho, Claire Laviolette, Jock Kane, le colonel Norbert Devos et le président de la République française moururent le même jour.
Mais ils ne furent pas les seuls à mourir, ce jour-là.
Ils n’étaient que huit parmi les six cent quatre-vingt-douze mille personnes qui trépassèrent à peu près en même temps qu’eux.
Foudroyés, tous, hommes, femmes, enfants, par un mal inexplicable.
Inexplicable. À ce moment-là du moins. Plus tard seulement, par toute la planète, on devait entendre parler de Bob Morane. De Bob Morane et du poison de l’Ombre Jaune.